Je vais vous parler de Samia.
Samia est Somalienne. Et ça, même si je n'ai rien contre la Somalie, c'est pas de bol.
Elle est née en 1991 à Mogadiscio, la capitale. Et ça, même si je n'ai rien contre Mogadiscio, c'est pas de bol non plus.
1991, c'est l'année où la Somalie bascule. Le premier ministre Abdirahman Jama Barre a été chassé par un soulèvement de plusieurs clans, qui ensuite se font la guerre pour récupérer le pouvoir. C'est le chaos, et la famine. Voir la Chute du Faucon Noir.
Son père est commerçant, associé avec son frère, l'oncle de Samia donc, et sa mère est une athlète, de niveau national s'il vous plait. Et elle va transmettre sa passion de la course à sa fille.
Samia va donc s'entrainer à courir. Elle est mince, élancée, elle est bâtie pour ça, et surtout, elle adore ça. Elle s'entraine au stade Coni de Mogadiscio, aux pistes en terre défoncées de nids de poule.
En 2003, une attaque au mortier sur le marché de Bakaara, au cœur de Mogadiscio, tue son père et son oncle. Elle arrête l'école pour s'occuper de ses cinq frères pendant que sa mère vend des légumes sur les marchés pour gagner de l'argent. Mais elle n'arrête pas la course.
Et son obstination paye : en 2008, elle est sélectionnée pour les Jeux Olympiques de Pékin. Elle a 17 ans.
Elle représente à elle seule 50% des athlètes de la délégation somalienne. La voici lors de la cérémonie d'ouverture, juste derrière le porte-drapeau.
Sa participation sera brève. Elle est éliminée dès la première série du 200m. Voici les images. Elle est ligne 2, dans un T shirt blanc trop grand pour elle. Vous la verrez bien à la fin.
La Somalie n'a pas vu sa course. L'épreuve a eu lieu à minuit heure locale, et la course féminine au JO, ce n'est pas la préoccupation centrale du pays : elle n'a même pas été diffusée ou commentée en direct. Peu importe, elle l'a fait.
Après Pékin, elle rentre à Mogadiscio, où, vous me croirez si vous voulez, l'ambiance se gâte. Les seigneurs de la guerre ont été chassés par l'Union des tribunaux islamiques, qui imposent la Charia sur le sud du pays, Mogadiscio inclus.
Son bras armé, la milice Al-Shaabab (qui a fini par rallier Al-Qaeda), fait régner la terreur. Elle doit cacher le fait qu'elle est coureuse de fond, sous peine de mort. Elle y échappe de peu un soir, ou les Al-Shaabab la contrôlent alors qu'elle rentre du stade.
Pour elle, plus d'issue autre que la fuite. Elle fait ses adieux à sa mère et à ses cinq petits frères, et part en Éthiopie voisine. Elle continue à s'entraîner. Son rêve est de participer aux JO de Londres en 2012.
La voici qui s'entraîne au stade d'Adis Abeba.
Elle va baisser son temps sur 200m de 36 secondes à Pékin à 23 secondes, mais surtout va réaliser son erreur : elle est coureuse de demi-fond, et va courir le 1500m. Elle va même venir à Paris pour les championnats du monde en salle.
Elle est toujours somalienne, donc a peu de concurrence pour les délégations. Mais elle veut devenir pro, gagner assez d'argent pour faire venir sa famille, il lui faut un coach, et le sport féminin est mal vu en Éthiopie. Son avenir, a-t-elle décidé, est en Europe.
Elle va donc traverser le Soudan, et la Libye. Elle y sera arrêtée, et emprisonnées avec les milliers de migrants et de migrantes échoués là. Elle finira par payer sa sortie de prison, et payer des passeurs. Une barque surpeuplée, cap sur Lampedusa, l'Italie, l'Europe, Londres...Une nuit d'avril 2012, Samia est montée dans une de ces barques qui a sombré corps et biens dans la Méditerranée. Elle venait d'avoir 21 ans. Son corps n'a jamais été retrouvé