Mari de Mme Eolas
✏️ @Maitre_Eolas
Il s'est passé quelque chose en Espagne qui illustre le danger des lois victimaires à finalité politique. La leçon vaut au niveau européen.
Deux prolégomènes. Primo, l'Espagne est un pays à la pointe de la démocratie. Elle a tiré les leçons de 40 ans de dictature.
Dès son retour à la démocratie, achevé en trois années (1975-1978), elle a intégré l'acquis européen et la CEDH.
Sa Constitution intègre une déclaration des droits à visée pratique, avec les recours contre l'Etat pour faire respecter ces droits.
Mais l'Espagne a un point faible, une vulnérabilité capable de lui faire oublier ces valeurs : le terrorisme intérieur.
Le terrorisme basque pour être précis. De 1965 à 2011, date de l'annonce d'ETA qu'elle renonce à la lutte armée, c'est 829 morts.
Et dans des attentats qui pour certains glacent le sang et qui restent un traumatisme pour l'Espagne.
Comme quand par exemple l'ETA a placé une voiture piégée près de logements de la Guardia Civil à Saragosse en 1987.
Ils savaient que des enfants vivaient là. 11 morts dont 4 enfants.
Ou l'enlèvement et l'assassinat de Miguel Angel Blanco, 10 ans plus tard. Un conseiller municipal d'Ermua. Un type ordinaire.
Des manifestations monstres ont eu lieu pour exiger sa libération. En vain. Il a été retrouvé mort.
Ce fut un tournant dans l'histoire d'ETA. Le début de sa fin. Plus aucun modéré ne pouvait les soutenir.
Je me souviens de ces images glaçantes, du conseil municipal d'Ermua suivant la découverte du corps.
La famille était là. Et les élus nationalistes ont lu un communiqué regrettant cette mort mais rejetant la faute sur le gouvernement…
…et répétant la justesse du combat pour la libération du peuple basque. Ils n'ont pas pu finir, couverts par les cris et les insultes.
Et qu'en pleine Biscaye, on puisse ainsi insulter des élus d'Herri Batasuna, vitrine politique de l'ETA,sans peur, était signe d'un tournant
Il faut garder ce traumatisme à l'esprit pour comprendre l'hallucinant scandale des GAL : des assassinats commandités par l'Etat espagnol.
Et cette obsession a conduit à voter des lois victimaires faisant un délit du fait de manquer de respect aux victimes du terrorisme.
Il n'est jamais bon en démocratie d'instaurer un délit de blasphème. La suite vous le montrera.
Seconds prolégomènes, plus courts.
ETA avait au début acquis une image de résistants car sa lutte a commencé contre le pouvoir franquiste.
Remember Guernica, tout ça.
Et un des attentats les plus spectaculaires a eu lieu en 1973 en plein Madrid.
Le 20 décembre 1973, l'Amiral Luis Carreo Blanco, premier ministre de Franco, est victime d'un attentat à la bombe.
Carrero Blanco, pardon. Son surnom affectueux était l'Ogre. Vous imaginez le mec sympa.
ETA avait placé une charge de 75kg de dynamite dans un tunnel passant sous la rue où passait sa voiture.
L'explosion a fait décoller la voiture qui s'est envolée à 35m de hauteur avant d'atterrir, en un seul morceau, dans un jardin.
Carrero Blanco, son chauffeur et son garde du corps ont été tués.
Et on ne peut pas dire que ça a fait pleurer les Espagnols.
Des dizaines de blagues sont nées sur cet assassinat, faisant de Carrero Blanco le premier astronaute espagnol, par ex.
Quand vous demandiez à un chauffeur de taxi de Madrid d'aller rue Claudio Coello, où a eu lieu l'attentat, il vous demandait, narquois :
…"à quelle hauteur ?".
Les manifs antifranco chantaient "Et hop ! Franco, plus haut que Carrero", sous entendu : au ciel.
Et nous voilà en 2017.
Une tweeteuse espagnole du nom de Cassandra a tweeté des blagues sur Carrero Blanco.
Bon, ça sent un peu le réchauffé, mais rappelons que des bouquins ont compilé ces blagues parmi les blagues antifranquistes de l'époque.
Mal lui en a pris. Elle a été poursuivie pour insulte envers les victimes du terrorisme, puisque Carrero Blanco a été victime de l'ETA.
Le parquet espagnol est malin toutefois. Carrero Blanco était un politique. Se moquer de sa mort reste un acte politique.
Et la CEDH est intraitable : dès lors que le sujet est politique, la liberté d'expression est très large. Même pour les propos qui choquent.
Oui, mais quid du chauffeur et du garde du corps ? Eux ne faisaient pas de politique. Ce sont des victimes innocentes.
Et se moquer de cet attentat, c'est moquer leur mort. Citation à comparaître.
Et ce mercredi 30 mars, l'Audience Nationale, juridiction nationale compétente en matière de terrorisme, l'a condamnée.
Symboliquement ? ¡ Una mierda ! Un an de prison, 7 ans d'indignité civique.
En conséquence, elle perd sa bourse d'étude et est interdite de passer des concours administratifs, elle qui voulait être enseignante.
Et voilà. A 21 ans, sa vie est détruite, alors même que la petite fille de Carrero Blanco avait écrit à la cour pour qu’elle soit acquittée.
Les recours ne sont pas terminés, cette affaire secoue l'Espagne, on verra ce que ça donne. Mais en attendant, cela doit nous alarmer.
L'Espagne a connu le terrorisme islamique. Des attentats pires que les nôtres en nombre de morts.
Pourtant, pas d'état d'urgence permanent, pas de vigipirate, pas d'assignations à résidence. Elle garde la tête froide.
Et pourtant de telles dérives y sont possibles. Au nom de la lutte contre le terrorisme et du respect dû aux victimes.
Le danger du terrorisme n'est pas seulement sa violence brutale et le risque de périr dans un attentat.
C'est aussi (surtout ?) que nous nous sabordions nous-même, que nous oubliions nos valeurs.
Et ce serait dommage que Cassandra nous mette en garde, et que nous ne la croyions pas.
#FínDelFloodo