Mais non, ce n’est pas du tout l’angle du sujet. Toutes les causes politiques qui pourraient expliquer leur situation ont été écartées. Ils sont en difficulté, mais on ne sait pas pourquoi. Il n’est jamais question d’inégalités sociales, de répartition capital/travail …
On ne parle pas de problèmes sociaux, économiques ou politiques. C'est bien dans l'intimité d'une famille qu'on pénètre et c’est d’ailleurs la caractéristique principale de ce type de reportage. Quand on suit les Français "“qui vivent à l’euro près”", on veut tout savoir des dépenses : ce qu'ils mangent, comment ils se chauffent, le prix de leur forfait mobile. Histoire de vérifier.
−
M6 précise que "“leur seul extra, [ce sont] des abonnements à des chaînes sportives, facturées 30 euros par mois”". Attendez, ils sont hyper-justes et ils sont abonnés à RMC Sport ?
Ce détail gêne visiblement le couple, qui se justifie donc : "“On ne va pas ne rien faire en restant à la maison, donc on se dit que 30 euros, ce n’est pas non plus énorme et ça nous occupe pas mal quoi”. "Mouai… Heureusement, la voix off enchaîne en expliquant qu’ils" “n’ont pas d’activité sportive, ni culturelle et en cinq ans, ils ne sont partis qu’une semaine en vacances”". Comme si cette précision servait à justifier les 30 euros de chaînes sportives...
−
Cette famille doit vivre avec 2100 euros par mois. On vous passe les détails de fuel, d’assurances et de crédit voiture mais retenez tout de même qu’ils sont tellement justes qu’ils ne peuvent pas offrir à leurs enfants un dessert à chaque repas. Ils ne peuvent pas payer suffisamment de yaourts pour tenir tout le mois :
Oui, mais voilà. Comme pour le reportage de M6, TF1 va vraiment entrer dans le détail de leurs comptes. Jusqu’à ce qu’on découvre le prix des cadeaux de Noël que les parents offrent à leurs enfants …
Et c’est parti pour la séance d’auto-justification :
Journaliste : "“Là, vous vous êtes lâchée hein Françoise”"
Françoise : "“On a mis de côté, après c’est le seul plaisir qu’on peut leur offrir à Noël”"
Journaliste : "“Ça vous a couté combien ?”"
Françoise : «“La voiture, y’en a eu à peu près pour 180 euros. Bon après, c’est le seul cadeau qu’ils peuvent avoir dans l’année. Donc on se prive, en tant que parents, sur les autres mois”.»
Les plus grands auront le droit à un smartphone ("“Mes deux grands voulaient des iPhone 6. Et comme c’est hors budget, c’est horriblement cher, c’est d’occasion ou reconditionné, ce qui est largement moins cher”", se justifie Françoise).
Quant au moyen, Lorenzo, il voulait un iPad pour Noël. ("“Bon après, voyez, il y a des marques sur l’écran, la tablette est reconditionnée aussi”", se justifie une nouvelle fois la mère de famille)
Et Harry Roselmack, de conclure en voix off : "“Les choix assumés de David et Françoise illustrent le paradoxe dans lequel vivent ces familles de la classe moyenne qui se paupérisent et courent derrière un train de vie qu’elles n’ont plus”".
−
Si les journalistes s'étaient contentés de recueillir les témoignages en donnant les principaux chiffres, on aurait pu rester sur la peinture d’une classe sociale, voir comment on vit avec le SMIC. Mais ce luxe de détails met en lumière chacun des choix individuels des couples qui deviennent des cas particuliers, critiquables comme tels hors de tout questionnement politique. Et comme tous ces reportages évacuent les causes politiques, économiques, sociales alors la “faute” est à chercher dans les choix de vie. Plongé au cœur de leur intimité, le téléspectateur n'a plus qu'à scruter les comptes pour repérer la cause du problème.
−
Évidemment, les télés ne feraient pas ce type de reportage sur les riches. Vous imaginez Bernard Arnault détailler son frigo (A-t-il un frigo d’ailleurs ? Ou est-ce plutôt son personnel de maison qui a un frigo ?) ? Vous l’imaginez montrer ses achats de Noël (On offre quoi à Noël quand on a une fortune estimée à 72 milliards d’euros ?) Et vous imaginez Bernard Arnault détailler, calculette à la main, sur un petit cahier d’écolier, toutes les aides qu’il a reçues de l’État, à l’euro près ? 500 millions pour sa fondation Louis Vuitton, les millions d’euros d’aides pour ses journaux (Le Parisien, Les Échos), les niches fiscales, les sociétés en cascade dans les paradis fiscaux… Non, le riche n’ouvre pas ses livres de compte chez lui devant des caméras, il n’a pas à se justifier aux journalistes. Et surtout : il ne viendrait pas à l'idée des télés de filmer leur intimité à l'euro près. Question de pudeur.