Autant je ne suis pas du tout d'accord avec le titre, qui est une généralisation abusive et nuisible. Autant ce passage est essentiel :
Il faut en effet commencer par s’interroger sur ce que c’est que la légitimité – en général – puisque, à propos de la police et de sa violence, c’est devenu le lieu du débat. La légitimité n’est pas une qualité occulte comme disaient les Scolastiques, ou une qualité substantielle, acquise une fois pour toute – par exemple par l’épreuve électorale. La légitimité est le produit d’une formation imaginaire collective, en tant que telle constamment à produire et à reproduire. Pour dire les choses simplement, une institution est légitime si, et tant que les gens considèrent qu’elle est légitime. On dira que c’est là une parfaite circularité. C’est vrai. Mais le monde social ne cesse de fonctionner par l’effet de ce type de circularité. Car c’est la circularité de la croyance, et le monde social est farci de croyances, il ne tient même que par ça. Reproduire un ordre social, reproduire ses institutions, les maintenir dans la « légitimité », suppose de reproduire et de maintenir la croyance – croyance que ces institutions sont bonnes, que leur action est juste et justifiée, etc. C’est pourquoi tout ordre social, en vue de sa persévérance, doit mobiliser des forces de l’ordre symbolique en supplément des forces de l’ordre physique, les premières ayant pour vocation de minimiser le recours aux secondes, et de rendre ce recours acceptable quand néanmoins il doit avoir lieu. Alors l’ordre social et le pouvoir produisent continûment du discours et de l’image sur la police, dont la consolidation symbolique est un enjeu vital puisque la police est la solution de survie de dernier ressort
Autre passage intéressant (oui il est juste après):
Au passage, c’est là qu’on voit ce que c’est que l’hégémonie au sens de Gramsci : tout autre chose que l’action de propagande d’un pôle unique comme le pouvoir d’Etat. L’hégémonie est l’effet diffus mais pénétrant d’une multitude d’instances de production symbolique, dont les actions sont en apparence tout à fait indépendantes les unes des autres, mais dont la coordination de vues, de messages, est objective, et objectivement adéquate à l’ordre social. Par exemple, personne n’a besoin de réunir et de coordonner formellement Christophe Barbier, Jacques Attali, Emmanuel Lechypre, Philippe Aghion, Dominique Seux, Jean Tirole, Didier Migaud, Bruno Le Maire, Léa Salamé, Geoffroy Roux de Bézieux, pour obtenir des discours parfaitement et objectivement coordonnés – qui à la limite ne font plus qu’un : le discours du néolibéralisme économique.
Ahahahah j'adore, Lordon et le sens de la punchline :
La TNT, qui est un égout télévisuel à ciel ouvert, déverse tous les jours ce flot de propagande déguisée en objectivité journalistique.
Dans la droite ligne du premier paragraphe:
Au reste, on peut penser que l’intensification du travail de propagande policière tous azimuts, jusqu’au matraquage quotidien, est le signe d’un ordre de domination contraint à la défensive, dont toutes les entreprises de légitimation (économique, sociale) échouent, de sorte que l’effort de légitimation se resserre autour du dernier bastion à protéger : la police, effort de dernier ressort puisqu’ici l’intervention des forces de l’ordre symbolique ne travaille plus qu’à soutenir l’intervention des forces de l’ordre physique – c’est dire si ça sent le bout du rouleau.
(c'est moi qui souligne)
Conceptuellement, la police c’est l’ensemble des moyens et (surtout) des personnes à qui un collectif remet une délégation de puissance pour y prendre en charge la fonction d’interposition en cas de différend. Il faut entendre « différend » dans toute sa généralité, n’est-ce pas : ça peut aller du tapage nocturne jusqu’à l’homicide. Il faut en tout cas repartir d’une caractérisation aussi abstraite pour pouvoir réimaginer l’immense variabilité des formes concrètes que la police, ainsi redéfinie, peut revêtir – bien au-delà de celle que l’ordre capitaliste nous impose. Un comité de quartier avec des gens reconnus comme médiateurs, c’est une police. On voit assez qu’il n’y a aucune commune mesure avec ce que nous avons sur les bras en guise de police – si ce n’est, mais c’est important, que l’une comme l’autre forme tombent sous la même définition abstraite. […] Ce que, pour ma part, je trouve insensé, c’est le déni : déni de la possibilité de la violence. Pas de sa fatalité, comme le déforment ceux qui voient du Hobbes partout : de sa possibilité. L’homme n’est essentiellement ni bon ni mauvais (il n’y a pas d’« essence humaine »), mais il est capable d’être les deux. En quelles proportions ? C’est la configuration générale d’une forme de vie qui, pour l’essentiel, répond à cette question, et c’est la configuration particulière de « la police » qui dit comment la collectivité se débrouille dans le mauvais des deux cas.
Ah une citation plutôt sympa:
Il ne faut sans doute pas s’obséder avec les problèmes conceptuels, mais il ne faut pas complètement les négliger non plus, sauf à se retrouver entraîné à dire n’importe quoi.
‑‑‑‑
J’ajoute autre chose : dans une situation de crise organique en voie d’approfondissement et dans le processus d’effondrement des légitimités institutionnelles, l’hypothèse d’une « reprise en mains » par les forces armées – disons les choses : un putsch – n’apparaît plus comme totalement fantaisiste. Je ne vois pas trop la chose du côté de l’armée, mais du côté de la police j’ai l’impression que tout est devenu possible au point où nous en sommes. Ou plutôt au point où la police en est : le point d’une milice totalement auto-centrée, radicalement coupée de la société, enfermée dans la forteresse du déni et de son bon-droit, armée bien sûr, et fascisée à 50% si l’on en croit les études de ses comportements électoraux.
Je suis plutôt d'accord avec ça, d'autant que le phénomène de fascisation de la police a complètement explosé ces dernières années, mais je n'écarterais pas les militaires pour autant: d'une part ils ne sont pas beaucoup moins d'extrême-droite que les policiers, mais ils sont surtout les seuls à avoir les moyens effectifs de réaliser un putsch (en terme de capacité organisationnelle & opérationnelle).
au passage, auras-tu remarqué, combien le mot « dystopie » qui était d’un usage très restreint, presque savant, a acquis une circulation considérablement élargie ? si ça n’est pas un signe des temps, ça…