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Pour ceux qui ne l'ont pas compris, la campagne électorale vient de démarrer". Ce 29 avril, dans un mémo vocal "pas à diffuser" (sic), Yoann Maras, responsable Ile-de-France du syndicat Alliance Police nationale, livre ses consignes à un groupe d'adhérents. A travers un message de presque cinq minutes, le syndicaliste entend mobiliser ses collègues pour une manifestation sur la place Saint-Michel, à Paris, quatre jours plus tard. Son objet : protester contre la mise en examen pour "homicide volontaire" d'un policier de la sécurisation de la Cité, une unité de la Préfecture de police.
Entre le 24 et le 25 avril, sur le Pont-Neuf, dans la capitale, ce dernier a tiré sur un véhicule après un refus d'obtempérer, tuant le conducteur, l'un des passagers et en blessant un troisième. Habitué des projecteurs, Alliance y voit une occasion de faire parler du syndicat. A quelques mois des élections professionnelles, l'occasion est trop belle pour la rater. "Effectivement, elle est liée à un fait divers, à un collègue qui est dans la merde, mais l'ascendant et notre position doivent se prendre à partir de maintenant", ordonne-t-il.
La vision des policiers
Maras assume des "positions assez dures", et même "un peu radicales". Celles du syndicat, répétées lors de la manifestation par Fabien Vanhemelryck, son secrétaire général : "Légitime défense et présomption de légitime défense : c'est ce que nous réclamons depuis plus de dix ans face à une société ultra-violente." Coup médiatique, déclarations chocs et positions polémiques : dans cette affaire, Alliance reproduit son mode opératoire habituel. Un syndicat de policier dont la ligne s'est "durcie", voire "radicalisée", ces dernières années, selon plusieurs concurrents syndicaux.
Avec ses plus de 30 000 adhérents - environ 44% des votants aux élections professionnelles de la police nationale -, l'organisation est l'une des grosses machines du syndicalisme policier français. Avec une arme principale : sa force de frappe médiatique. Dans un pays où l'institution policière ne s'exprime pas - ou peu - sur les affaires judiciaires en cours, Alliance a vite compris l'intérêt de parler en premier. Un détail d'importance, en particulier quand des membres de la profession sont mis en cause, comme dans l'affaire du Pont-Neuf. "Ils imposent leur narratif, rapporte Christian Mouhanna, directeur du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales. A chaque fois qu'il y a un fait divers, ils se précipitent pour donner la version vue par les policiers." Sans expliquer que cette présentation est subjective.
La ligne directe du ministre
Au départ, si Alliance a su s'imposer dans le paysage, c'est grâce à ses accointances avec les politiques. Dès les années Sarkozy, l'organisation, fondée en 1995, dorlote ainsi ses réseaux place Beauvau. Le syndicat a pour lui un double avantage. D'abord, celui du poids des représentants sur les carrières des policiers : ils influent sur l'avancement et les mutations. Ensuite, celui d'une proximité idéologique : Alliance compte alors à sa tête Jean-Claude Delage, ancien militant RPR, connu pour être à tu et à toi avec des personnalités de l'UMP, comme Christian Estrosi ou Eric Ciotti. En 2015, il a même été candidat aux municipales sur la liste de Jean-Paul Gaudin à Marseille. Des liens privilégiés qui se traduisent par un positionnement ministériel particulièrement favorable aux policiers, conformément aux revendications d'Alliance. "A partir de Sarkozy, le ministère n'a plus désavoué ses troupes, rembobine Olivier Cahn, professeur de droit pénal à l'université de Tours et spécialiste de la politique de maintien de l'ordre. Y compris face à une décision de justice."
Alliance s'est d'ailleurs fait une spécialité de nouer une relation directe avec les ministres successifs. Un proche de l'ancien ministre Gérard Collomb raconte : "Quand Gérard est arrivé à l'Intérieur, je l'avais prévenu que les syndicats allaient lui demander son numéro de téléphone pour avoir un contact privilégié. Je lui ai dit : "Ne le leur donnez pas". A la fin de la première réunion, ils l'avaient tous." Les organisations savent se servir de leurs smartphones. Leurs requêtes deviennent rapidement une priorité dans l'agenda du ministre. "J'ai le souvenir de Gérard recevant un SMS d'un syndicat juste avant de décoller en avion, et de l'entendre demander qu'on s'en occupe vite", poursuit notre interlocuteur.
"La façon de fonctionner, ça a été le chantage"
Forts de cette influence, les dirigeants d'Alliance n'hésitent plus, depuis le milieu des années 2010, à se sentir les égaux des hauts fonctionnaires du ministère. "Je me souviens de leur arrogance. Ils mettaient un point d'honneur à tutoyer tout le monde à Beauvau, sauf le ministre et le directeur général de la police, se rappelle notre ex-collaborateur ministériel. Quand on s'opposait avec eux sur un point, la réplique suivante était invariablement : "T'es pas content ? On va traiter avec le ministre !" Et vous pouviez être sûr qu'il recevait un SMS dans la foulée."
Et ça marche. Beauvau ne veut surtout pas être en délicatesse avec ses troupes. Cette fébrilité ne fait que s'accroître pendant les manifestations des gilets jaunes. Alliance le sait, et en use. Moins d'un mois après les scènes de chaos sur les Champs-Elysées, en novembre 2018, le syndicat met la pression sur l'exécutif en lançant le mot d'ordre "Fermons les commissariats". Il demande "à tous les policiers de France de ne sortir que sur appel" d'urgence. Aux côtés de deux autres syndicats - Unité SGP-FO et Unsa Police - l'organisation est reçue à Beauvau par Christophe Castaner, et obtient une prime exceptionnelle de 300 euros pour récompenser les policiers de leur investissement pendant les journées de mobilisation des gilets jaunes. "Alliance est parvenu à persuader l'exécutif qu'il ne se maintenait que grâce à la police. Le marché était simple : si vous voulez qu'on tienne vos troupes, il faut payer. Cette négociation a été pliée en moins de 48 heures, note Olivier Cahn. Depuis lors, la façon de fonctionner, ça a été le chantage."
Une communication brutale
Un ancien de la DGSI soupire : "L'intérêt profond de la société par rapport à sa police n'est pas quelque chose qui a beaucoup d'importance pour eux. On est toujours dans de la revendication ultra-catégorielle." En public, cette brutalité se traduit par une communication très offensive, encore plus prégnante après l'élection de son nouveau secrétaire général, Fabien Vanhemelryck, en avril 2019. "On voulait durcir le ton, en disant tout haut ce que les autres pensaient tout bas, assure le n°1 à L'Express. Il fallait dire les choses de manière forte, en étant plus direct qu'avant." Alliance multiplie dès lors les déclarations virulentes. "Manifestation gilets jaunes - les policiers ne sont pas présumés innocents mais déjà jugés coupables !" peut-on lire dans un tract publié en juin 2020. Dans ce document, le syndicat n'hésite pas à menacer Beauvau à mots à peine couverts : "Alliance Police nationale n'a pas peur d'avertir nos instances [...] nous serons attentifs à toute décision arbitraire et nous sommes préparés à réagir au besoin." Auprès de L'Express, le patron d'Alliance assume : "Dans notre société, pour être aimé, il faut être craint. C'est peut-être ce qui nous manquait jusqu'ici." Le syndicat vient de porter plainte contre Jean-Luc Mélenchon, qui l'a qualifié de "factieux".
Une syndicaliste, membre du bureau d'une organisation concurrente, s'agace de cette démonstration de force permanente : "Vanhemelryck, ce n'est même pas de la dureté syndicale, c'est de l'outrance." Une déclaration, en particulier, a fait tiquer : "Le problème de la police, c'est la justice", a tonné Fabien Vanhemelryck devant l'Assemblée nationale, en mai 2021, lors d'un rassemblement organisé par les syndicats de policiers. "Il nous a tous pris en otage alors que personne n'était d'accord, peste un membre des forces de l'ordre, figure d'un autre syndicat. C'était un coup de com', c'est sûr, mais c'est bien le problème : eux ne fonctionnent qu'avec ça. C'est la stratégie du buzz permanent."
Avec des résultats qui restent difficiles à analyser. "Alliance a réussi à décomplexer la parole des flics", défend par exemple Christophe Kulikowski, un journaliste mandaté par les policiers pour organiser et coanimer la démonstration de force de l'Assemblée nationale. Son émergence raconte surtout le durcissement de la profession, dont le vote a dérivé à la droite de la droite ces dernières années. D'après une étude du Cevipof, le centre de recherches politiques de Sciences Po, réalisée en 2021, 60% des policiers avaient l'intention de voter pour le Rassemblement national aux prochaines élections. Le chiffre tutoyait les 74% en tenant compte seulement des policiers actifs.